Une pop culture Nord-coréene ?

Gruim Chaek et Propagande

Si Guy Delisle représentait avec humour une Corée à la pointe de la propagande dans sa bande dessinée Pyongyang, c’est pourtant une image très peu éloignée de la réalité qu’il nous a dépeint. Dans le témoignage de Hyok Kang sur sa vie en Corée du Nord, la propagande dans ce pays s’exprime de mille et une manières : les musées qui expliquent comment la Corée a gagné la guerre contre le Japon (sachant que la Corée du Nord n’a jamais gagné cette guerre, cette dernière n’est d’ailleurs pas officiellement terminée), les groupes de musique créés par le Juche (le bon vieux régime de Kim Jong Un) pour chanter les louanges du grand leader, les bâtiments construits pour prouver la grandeur et la puissance de la Corée du Nord et, ce à quoi nous allons nous intéresser, de nombreux divertissements comme les gruim chaek, l’équivalent coréen des bandes dessinées.

Nous nous pencherons ici sur le premier tome d’un gruim chaek : General Mighty Wings (1994) édité par Gold Star Children’s Press. Ce gruim chaek nous conte l’histoire de trois abeilles vivant dans une colonie. On y apprend qu’elles viennent de gagner la guerre contre les guêpes et que, maintenant, elles doivent reconstruire le pays. On suit alors, parallèlement, les aventures des abeilles et celles des guêpes, qui, elles, cherchent des solutions pour détruire les abeilles à tout jamais. De plus, parallèlement à l’histoire de la bande dessinée, nous retrouvons sur le côté des pages des sortes de petites phrases moralisatrices comme « Tu dois endurer épreuves et souffrances pour gagner de la joie » ou encore « Si vous craignez l’ennemi, vous ne survivrez jamais ».

Couverture du Gruim Chaek

Les gentils VS les méchants

Si, en surface, ce gruim chaek n’a rien d’inquiétant, c’est en réalité un merveilleux outil de propagande. Quelques indices nous aident à penser cela. En effet, dans General Mighty Wings, lors de la première apparition de la reine mère, la vignette sur laquelle elle apparaît est teintée de bleu, de blanc et de rouge un peu rosé, couleurs de la Corée du Nord. On y voit aussi un tableau représentant des magnolias, fleurs emblématiques du pays.

Pour ce qui est des guêpes, elles portent une tenue militaire semblable à celles que portaient les japonais pendant la guerre de Corée. Une fois les deux camps identifiés, cette histoire se teinte de la couleur de la propagande. On comprend vite que les « méchants » sont les japonais et les « gentils » sont les nord-coréens. Les ennemis du Juche sont alors dépeints comme des voleurs, des individus stupides, s’appropriant les mérites des nord-coréens (dans General Mighty Wings, les guêpes pensent avoir inventé une arme de combat révolutionnaire alors qu’il s’agit en réalité d’un arc, symbole des guerriers nord-coréens comme expliqué ci-dessus).

Page de la BD

L’impératif : action réaction

Dans ce divertissement, nous avons remarqué quelques phrases relevant de l’impératif, plus ou moins caché dans le gruim chaek étudié.

Dans General Mighty Wings, ces impératifs ne sont absolument pas cachés, loin de là. Ces phrases sont écrites sur les côtés des pages de la bande dessinée. Ainsi, sur les 55 pages, chacune a sa phrase. La toute première de ces phrases nous indique la couleur : « La saleté de votre patrie est plus précieuse que l’or d’une autre ». Cette phrase nous montre alors qu’il faut aimer sa patrie, peut importe ce qu’il s’y passe. Dans de nombreuses autres phrases, 40% (22/55), nous apprenons comment combattre l’ennemi et pourquoi le combattre. Nous apprenons également que tout ennemi, jeune ou vieux, est un ennemi et que peu importe qui ferait ou penserait faire du mal à la patrie, c’est un ennemi. Aussi, dans les autres phrases, nous sommes invités à toujours réfléchir avant de parler, à ne pas être un lâche et à conquérir le monde pour être brave. Ces courtes phrases présentent des sortes de morales en dehors de l’histoire principale. Elles servent à ancrer un peu plus les idées véhiculées par la bande dessinée.

La représentation du « bon » et du « bien »

Tous les gruim chaek ont, à leur manière, une représentation de ce qui est bien (une représentation physique ou non d’ailleurs). Ici, nous avons vu que les abeilles représentaient le bien. Au niveau des formes par exemple, comme l’a souligné S. Roffat dans Animation et propagande, les personnages représentant le bien sont plutôt arrondis comme les abeilles dans General Mighty Wings. Ils ont la peau lisse et sont très souvent représentés avec un sourire. Ces personnages sont également toujours baignés dans la lumière, avec des couleurs vives.

Pour ce qui est du langage, tous les personnages représentant le bien utilisent à de très nombreuses reprises le champ lexical de la joie, de l’amitié et de l’amour. Dans General Mighty Wings, la reine des abeilles veut le meilleur pour son peuple, le bien.

Le général du gruim chaek

Stéréotyper le mal pour le vaincre

Comme le dit S. Roffat dans son livre Animation et propagande : « Une bonne blague partagée par des millions de spectateurs fait plus de dégâts à une dictature qu’un nombre sans fin de tracts politiques bien rédigés ». Dans son cas, il parle des films Disney qui, pendant la Seconde Guerre Mondiale, ont caricaturé les soldats nazis pour les ridiculiser. Nous pouvons facilement faire le parallèle avec la propagande du XXIème siècle.

Les représentations physiques du mal, ou qui expriment l’inverse du message que la propagande veut faire passer, sont souvent des personnages antipathiques, ridicules et esthétiquement laids. Dans General Mighty Wings, les guêpes sont paresseuses, vulgaires et particulièrement stupides. Nous en avons l’exemple avec leur général qui, alors qu’il demande une minute de silence pour le roi, commence à hurler un discours assez pathétique.

De plus, pour ce qui est des couleurs, de l’éclairage et des formes, dès que l’idée de mal ou que les personnages représentant le mal apparaît sur une vignette de bande dessinée, les couleurs s’assombrissent et la lumière également. Les formes sont carrées, plus anguleuses. Les guêpes sont représentées uniquement noires, avec des yeux très allongés, des ailes pliées, des angles pointus. A chaque fois que ces guêpes apparaissent dans une vignette, il fait nuit. Les couleurs sont sombres, ternes.

Les vilaines fourmis gruim chaek

Conclusion

Les Gruim Chaek sont extrêmement populaires en Corée du Nord, surtout auprès des enfants. Ces bandes dessinées sont plus que de simples objets culturels : elles servent la propagande du Juche. Il est très utile de commencer très tôt à intégrer les idées de la patrie dans la tête des jeunes enfants. Ces enfants deviendront des adultes et ils seront déjà familiers aux idées de la Corée du Nord. Plus on aura ancré l’idée d’une Corée fascinante et merveilleuse tôt, plus les individus seront amenés à le penser. On peut facilement faire le parallèle avec 1984 de Georges Orwell. Si vous n’avez toujours pas lu ce chef d’œuvre de la littérature, courrez dans votre librairie la plus proche ! Des Gruim Chaek, il en existe des dizaines. Nous reviendrons sûrement vous en présenter un autre d’ici peu.

En attendant, nous vous laissons découvrir les autres articles de notre site.

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