Les concepts en sociologie (et dans bien d’autres domaines) peuvent paraître trop abstraits, complexes… barbants même ! Pourtant, avec l’exemple des jeux vidéo, nous pouvons facilement les imager. L’idée est d’expliquer des comportements existant dans le monde des jeux vidéo grâce à des concepts scientifiques. Avec cet article, nous allons essayer de vulgariser un concept. Pour ce faire, croisons des jeux que, à première vue, tout oppose : Animal Crossing et World of Warcraft. Que peuvent bien avoir en commun un MMORPG fantastique et un relax’em up enfantin ? Pour répondre, nous allons définir ensemble le concept de champ et comparer certaines pratiques des joueurs de ces deux jeux.
Nouveaux Horizons
Avec la sortie de son nouvel opus en mars 2020, la saga Animal Crossing a battu bien des records. Nintendo aura réussi à vendre 13,41 millions d’exemplaires à travers le monde. Jeu incontournable du confinement, il suffit de regarder le nombre de live Twitch dédié au monde adorable d’Animal Crossing New Horizons pour savoir que ce phénomène aura marqué l’année 2020. En revanche, si le jeu est devenu la star des médias ces derniers mois, le livre de Pablo Algaba, Ode au gameplay tranquille, sorti quelques jours avant le jeu, sera passé inaperçu.
Relax !
À travers les pages, l’auteur retrace l’histoire de la saga, de son succès au Japon puis à l’international. Cet ouvrage, bien qu’intelligent et intelligible, pouvait en revanche, dès le chapitre II, titiller les joueurs les plus passionnés :
« Au début de l’année 2014, un nouveau terme se répand dans la presse spécialisée : le « relax’em up » […] une mutation impossible du beat’em up et du shoot’em up […]. Animal Crossing est un jeu pensé pour ménager notre rythme cardiaque et non l’accélérer jusqu’à l’overdose d’adrénaline. L’expression relax’em up – nous ne saurons le nier – lui va comme un gant. »
(Algaba, 2020, p. 31-32)
Quand l’auteur nous explique que le jeu est un relax’em up pensé pour détendre le joueur et éviter toute compétition, nous sommes tout à fait en droit de nous étonner. Toute personne ayant déjà joué ou regardé des best of du jeu saura qu’il peut tendre plus qu’il n’apaise, que la compétition reste un moteur pour beaucoup et que le bar (à thym) est devenu la phobie n°1 des joueurs. Soyons honnêtes, Animal Crossing est un jeu qui sait aussi (et surtout !) nous faire rager !
Mais, alors que le jeu est pensé comme un monde paradisiaque où stress, colère et tristesse sont bannis, pourquoi rage-t-on sur Animal Crossing ? Les joueurs ont-ils réussi à changer les règles du jeu ? Quel est le poids de la communauté dans la pratique ?
Sciences humaines et jeux vidéo
Si les sciences appliquées sont primordiales pour la création d’un jeu vidéo, les sciences humaines ont aussi tout intérêt à y mettre leur grain de sel, ne serait-ce que pour comprendre le comportement des joueurs, le marché de l’art et de la culture, ou encore remettre en question certains préconstruits que nous pouvons avoir sur les jeux vidéo.
Depuis la fin des années 90 et le début des années 2000, le terme de « Game Studies » est apparu dans le monde universitaire. Littéralement traduits par « Sciences du jeu », les Game Studies sont un « champ de recherches pluridisciplinaires consacré à l’étude des jeux » investi par les sciences sociales. Les Game Studies vont prendre une telle place dans le champ universitaire qu’elles vont avoir leurs propres revues : Games Studies et Game and culture, sorties respectivement en 2001 et 2006.
Mais revenons à notre question. Plusieurs sociologues du jeu vidéo se sont intéressés à cette différence entre le jeu pensé par les développeurs et le jeu joué par les joueurs. Les travaux de Samuel Coavoux sont édifiants sur ce sujet. Dans L’espace social des pratiques de World of Warcraft, le sociologue va observer de nombreuses heures de jeu, interroger plus de 1 200 joueurs et investir les communautés. Le lien direct avec Animal Crossing n’est pas forcément évident à première vue mais soyez patient.
Règles du jeu et règles des joueurs
Avant de jeter un œil aux travaux de Samuel Coavoux, nous devons nous intéresser aux règles et à ce qu’elles signifient dans un jeu. Pour commencer, il existe des règles implicites et explicites dans les jeux vidéo.
Les règles que nous allons appeler implicites sont celles qui ne sont pas formulées comme des règles mais qui vont contraindre le joueur dans ses actions. Par exemple, vous ne pouvez pas traverser certaines textures dans les jeux vidéo (sauf si vous êtes un cheater ou un pro du speedrun). Ainsi, dans les jeux Pokemon, il vous sera impossible de marcher sur un arbre ou sur les murs d’un bâtiment. Ces règles-là sont, en général, établies par le game design. Ensuite, les règles explicites sont celles annoncées dans le jeu en tant que tel. Pour reprendre l’exemple de Pokémon, on vous annonce dès le début de votre aventure qu’il est interdit de capturer les Pokémon des autres dresseurs.
Quand les joueurs redéfinissent les règles
Le premier type de règle que nous avons défini est difficilement contournable pour les joueurs. En revanche, tout comme nous pouvons enfreindre une loi pénale, nous pouvons aussi enfreindre certaines règles du jeu. C’est ce que va observer Samuel Coavoux. Il dit que les jeux sont rarement exploités par les joueurs comme l’ont pensé les développeurs. La chercheuse danoise Anne Mette Thorhauge va également étudier et expliquer ce phénomène dans The Rules of the Game — The Rules of the Player. Elle conclut en disant que les joueurs réinventent les règles du jeu en fonction de leur culture et des normes sociales. L’activité des joueurs n’est pas une activité en dehors des règles sociales et l’origine culturelle des individus influe sur leurs pratiques :
« […] the current analysis emphasizes the importance of the player culture as the origin of gameplay. The player culture is not just something taking place ‘‘on top’’ of the game, it rather defines the game as a product of the continuous communication and negotiation among players. »
(Thorhauge, 2013, p. 389)
Le concept de champ
Pour expliquer ce phénomène, Samuel Coavoux utilise un concept sociologique introduit par Pierre Bourdieu : le champ. Un champ est un microcosme social assez autonome des autres champs. Il a ses propres règles de fonctionnement, ses propres pratiques légitimes, etc. Le jeu vidéo serait donc un champ au même titre que la littérature, l’art, la science… Un champ est en partie caractérisé par les luttes qui lui sont propres. Bien évidemment, nous ne parlons pas de luttes physiques. Les luttes présentes dans les champs sont symboliques. Pour le jeu vidéo, les luttes présentes chez les joueurs sont des luttes de légitimité des pratiques. Ainsi, les communautés de joueurs ont un rôle important dans l’élaboration des pratiques légitimes. La redéfinition des règles du jeu fait partie des luttes présentes dans le champ du jeu vidéo.
Le concept de champ est bien plus complexe que ce que nous avons vu mais nous nous arrêterons ici pour cet article. Si vous souhaitez aller plus loin, je vous laisse un article ici. Mais concrètement, comment cela s’exprime dans les pratiques des joueurs ?
Concrètement ?
Samuel Coavoux va observer de nombreuses redéfinitions des règles du jeu dans World of Warcraft.
Dans World of Warcraft
La première de ses observations concerne les guildes. En effet, alors que le jeu ne prévoit pas de classement pour les guildes, les joueurs ont eux-même décidé de les classer par accomplissements. Il existe donc des sites gérés par des fans devenus des références plus que fiables à ce sujet. Ici, les joueurs ont « créé » une règle.
Ensuite, la communauté s’accorde à bannir les échanges entre monnaie réelle et monnaie du jeu. Même si cette pratique est déjà répréhensible, les joueurs souhaitent durcir la prévention et la punition contre les joueurs adeptes de cette pratique. Ils ont alors renforcé la règle.
Comme dernier exemple, le sociologue a observé une très grande différence entre les personnages féminins et les personnages masculins :
« La relativité de l’autonomie du jeu se vérifie dans la prévalence persistante de normes extérieures au jeu et que la barrière du « cercle magique » n’abolit pas. Les stéréotypes de genre, par exemple, sont extrêmement vivaces dans le monde virtuel […] les personnages féminins étaient revendus à des prix de 12 à 15% inférieurs à ceux des personnages masculins. Or, il n’existe aucune différence de capacités selon le sexe des personnages dans le jeu. »
(Coavoux, 2011, p.171)
Les personnages féminins sont également sous-représentés dans les classes de corps-à-corps. La communauté a alors transposé une « règle » sociale. L’auteur parle de « transfuges du monde social ». Si aucune différence de capacité n’existe entre masculin et féminin dans le jeu, les joueurs en ont créé.
Maintenant que nous avons quelques pistes, essayons de chercher ses redéfinitions dans Animal Crossing.
Dans Animal Crossing
Comme vous pouvez vous en douter, il est facile de retrouver ce genre de phénomène dans Animal Crossing.
Premièrement, des classements créés par les joueurs existent aussi dans le jeu. Si vous vous amusez à taper « meilleures îles Animal Crossing » dans votre barre de recherche, vous pourrez trouver de nombreux sites vous donnant un top des plus belles îles créées par des joueurs, ou des îles les plus insolites. Vous ne retrouverez en revanche pas de classement de ce genre dans le jeu.
Plus étonnant peut être, la communauté d’Animal Crossing New Horizons a un poids décisif sur quels comportements méritent d’être sanctionnés. Avec la fonction rêve du jeu, qui permet de visiter les îles des autres joueurs, on peut également signaler des joueurs que nous soupçonnons de tricher. Quelques semaines après l’apparition de cette fonction, des joueurs utilisant le Time Travelling se sont vus bannir pour triche. En somme, avec le pouvoir donné aux joueurs de dénoncer d’autres joueurs soupçonnés de triche, on leur a aussi donné le pouvoir de changer les règles du jeu et de bannir certaines pratiques qui étaient pourtant autorisées par les développeurs du jeu.
Ce qu’il faut retenir
Il n’existe pas une mais bien plusieurs manières possibles de jouer pour chaque jeu, bien que les développeurs n’aient pas pensé toutes ces variantes. Et quand bien même auraient-ils pensé toutes ces variantes, les joueurs en auraient imaginé d’autres. Cela s’explique par le fait que le jeu vidéo est un champ. Un champ est un microcosme social caractérisé par des luttes de pouvoir symboliques entre les différents acteurs du champ.
Ainsi, même si les développeurs ont pensé certaines règles pour leurs jeux, les autres acteurs du jeu (dans notre exemple, les joueurs) ont le pouvoir de se réapproprier ces règles, de les renforcer, de transposer des règles sociales ou même d’en créer de toutes pièces. C’est exactement ce que nous avons pu observer dans les pratiques des joueurs d’Animal Crossing et World of Warcraft. C’est parce que nous avons changé les règles du jeu, admises par la communauté, que nous réussissons à rager sur Animal Crossing. Alors que ces deux jeux paraissent opposés dans leur gameplay, leur public, etc, certaines pratiques peuvent être comparables.
Pour aller plus loin
Bien entendu, tous les joueurs d’Animal Crossing et de World of Warcraft ne jouent pas comme ce que nous avons vu. Il existe des pratiques que l’on peut appeler plus « casuals ». Il serait intéressant de découvrir quels sont les profils des joueurs pratiquant tel style de jeu. Nous pouvons trouver un semblant de réponse dans la suite de l’article de Samuel Coavoux :
« A la structure sociale opposant, schématiquement, classes dominantes détentrices du capital et classes dominées démunies, et parmi les classes dominantes, détenteurs du capital économiques et détenteurs du capital culturel (professions intellectuelles) correspond celle du jeu, qui oppose les joueurs occasionnels aux joueurs investis et parmi ces derniers les joueurs compétitifs aux joueurs fans. »
(Coavoux, 2011, p.176)
Il existerait donc un lien direct entre les pratiques et la position sociale des joueurs. Les pratiques s’inscrivant dans ce qu’on pourrait appeler des pratiques légitimes seraient caractéristiques des joueurs appartenant aux castes supérieures de la société.
Enfin bref, je dirai que si vous ragez un peu trop la prochaine fois que vous lancez votre jeu Animal Crossing New Horizon : courez attraper des loches… car la loche d’étang ! (loche détend… vous l’avez ?).
Si cet article de vulgarisation vous a plu, vous en retrouverez d’autres prochainement sur le site Project Conquerors.
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